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9 janvier 2023 1 09 /01 /janvier /2023 12:35

Comme avec Saint-Dolay, je vais me risquer une deuxième fois sur les chemins hasardeux de la mythologie comparée. Vous m’excuserez d'avance si je m’égare dans les conjectures, mais l’exercice est distrayant, alors allons-y ! 

Aujourd’hui, nous allons parler de cosmogonie. Cosmogonie, dans le jargon, c’est simplement un récit de création du monde (ou plutôt d’un monde). Or, la Brière (oui, la Brière est monde, si vous en doutiez encore), en plus de son environnement marécageux si particulier, nous a offert un ensemble de traditions uniques relatives à la création de ce territoire et de ses différents habitants successifs. Nous en avions déjà parlé plusieurs fois, mais cette fois, nous allons essayer de trouver des parallèles avec d’autres cosmogonies antiques ou médiévales beaucoup plus connues. Nous verrons que cet ensemble de récits partage notamment plusieurs points communs avec la tradition médiévale irlandaise.

 

Les sources

 

Mettons un petit peu d’ordre dans les sources d’abord. On peut classer les récits de la création de la Brière en trois catégories : 1) Les géants 2) Le déluge 3) Le partage du monde entre Humains et êtres surnaturels.

 
  1. Les géants : 
 

La Fleuriais, dans Jeanne Torlec (1836), parle de géants qui habitaient dans un grand château au milieu d’une forêt qui recouvrait autrefois la Brière. Ils sortaient souvent de leur demeure pour piller les villages des Hommes, voisins de la Brière, à Pontchâteau, Herbignac ou à la Roche-Bernard.

 

Selon le collecteur Fernand Guériff, dans son Brière de brumes et de rêves 1979, les Briérons pensaient que les premiers habitants de la Brière étaient des géants belliqueux, surnommés simplement “les vieux”. Ils utilisaient la magie et sortaient guerroyer les nuits d’orage. Une de leur plus formidable bataille a eu lieu au Pondo. S’ils utilisaient la magie, ils se servaient surtout de pierres à tonnerre pour se battre.

 
Arthur Rackham, Géants, 1911
  1. Le Déluge
 

Louis Desmars en 1925 collecte une histoire de déluge à Tréhé dans Légendes archéologiques de l’arrondissement de Saint-Nazaire. 

 

"Une immense forêt recouvrait la Brière. La Dame à qui elle appartenait avait un fils menant mauvaise vie. Il s'était enrôlé parmi des brigands cachés dans la forêt.

Pour le punir, la Dame fit ce vœu :

"Que la forêt soit renversée jusqu'à la chapelle de Bréca non comprise, mais l'Île du Taureau qui borde Tréhé fut épargnée.

C'est à cet endroit précis que la Brière a changé de sens : les arbres qu'on retire de ce lieu sont debout dans la vase, tandis que partout ailleurs, ils sont couchés dans la même direction."

 

La Fleuriais parle aussi de ce déluge. Parmi les géants vivaient deux femmes qui étaient pacifiques contrairement à leurs semblables. Peu avant que la forêt ne soit engloutie par les eaux, elles entendirent une voix magique qui les avertit du danger imminent et les avisa de se réfugier dans le monde d’en bas à travers le tumulus de la Roche-aux-loups.

 

Nous avons aussi une version collectée au Crugo par Henri Quilgars (Revue des traditions populaires, 1899, n°5, p 277)

 

«L'emplacement de la Brière était autrefois occupé par un jardin et un château dans lequel se cachait un immense trésor. Ce trésor était convoité par un sorcier qui suscita une tempête. Les arbres s'abattirent, l'eau monta, le château fut détruit; mais le trésor, poursuivi par le sorcier, s'enfuit sous la forme d'un "Krapado" (nain) se réfugier sous le dolmen du Crugo où il existe encore. Voilà pourquoi on retrouve sous la Brière des troncs qui attestent son origine première ».

 

Le mot "krapado" dérive du breton "krap" (tertre), bien attestés dans la toponymie nantaise (Luçon, 2017,p.299). Les krapados seraient donc (ceux) des tertres.

 

Autre version contée à Bréca à Quilgars : 

 

« La Brière était autrefois une grande forêt. Un sorcier souleva une tempête et tout fut détruit sauf un endroit appelé encore le Bois de L'Île, Les habitants furent noyés; il échappa au déluge qu'un taureau et... une bonne sœur qui se réfugient sur la butte du bois de l'île »

 

3) Le partage du monde

 

Dans ses “Derniers paysans” (p.120, 1850), Emile Souvestre raconte la légende du partage du monde : 

 

"... Rien n'est ici comme ailleurs. Il se passe quelque chose sous notre terre, savez vous ! On a beau manger la tourbe avec la bêche, elle reste toujours au même niveau et la Bruyère monte à mesure Je demandai si l'on donnait dans le pays quelque explication de ce phénomène Pardieu ! C'est la faute aux fils de Japhet, interrompit le saunier en riant; Monsieur ne sait donc pas l'histoire ? Il paraîtrait qu'au temps d'autrefois la Bryère avait comme qui dirait un rez-de-chaussée et une cave. Le tout appartenait aux kourigans et à la famille de Japhet, et chacun occupait à son tour le dessus ou le dessous;mais les hommes, qui étaient déjà des maugrebins, profitèrent du moment où ils demeuraient au meilleur étage pour murer dans la cave leurs voisins, si bien que tous sont restés là depuis, sauf le petit charbonnier, qui s'était enfui par la cheminée, et qui est devenu notre génie de malheur. Si la Bryère monte, c'est que les kourigans la soulèvent pour venir réclamer leur étage, et si les perches descendent, c'est qu'ils attirent à eux tout ce qui s'enfonce dans la terre. »

 

Kourigan vient du breton “korrigan” (lutin). Le personnage du petit charbonnier appelé aussi le “kourigan noir” est un personnage maléfique et omniscient redondant dans cette histoire (nous lui avions dédié un article). Le nom de Japhet est une référence biblique, dans la tradition médiévale, il était considéré comme étant à l'origine des peuples d'Europe.

 

Voilà pour les sources. Il en existe peut-être d'autres, si jamais vous en connaissez, n'hésitez pas à m'envoyer les références dans les commentaires !

 
Arthur Rackham, The water of life

Des parallèles ?

 

Les récits populaires de création du monde (autre que chrétiens) sont rares dans la tradition orale, je n’en connais pas d’autres en Bretagne. Les motifs sont très riches et seront familiers aux amatrices et aux amateurs de mythologies. Résumons les principaux, d’abord les géants belliqueux liés à l’orage habitant une antique forêt/jardin, puis un déluge créé par une sorcière/sorcier comme châtiment, une histoire de taureau, de fils et de transformation, de destructions des géants et géantes (sauf celles qui ont pu se réfugier sous terre sous des mégalithes), arrivés des Humains et partage du monde avec les kourigans après une fourberie. Les kourigans veulent, dès lors, se venger.

 
  1. L’âge des géants
 

Des géants farouches et violents, les “vieux”, étaient donc les premiers habitants de la Brière. Il est de bon goût de mettre des géants au début d'un récit de création du monde. Les Briérons ne sont pas trompés. Les Grecs, scandinaves,... ont fait de même. Pensez à Encelade ou Chthonios dans la mythologie grecque ou aux jötnar de la mythologie scandinave. Tous des êtres primordiaux. Un lien avec les Fomóire irlandais est aussi probable, ces monstres qui, "vivent sous le monde des Hommes", étaient les premiers habitants de l'Irlande mythique. Leur nom pourrait signifier les "géants d'en dessous", fo (sous), mór (grand).

 
  1. Le déluge
 

Grand grand classique encore. Le déluge de la Bible est célèbre, mais c’est un mythe que l’on retrouve jusque chez les nations autochtones d’Amérique. Dans le livre des conquêtes de l’Irlande, le Lebor Gabála Érenn, Cessair, première femme arrivée en Irlande avec les siens, doit affronter le Déluge. Seul son fils, Fintan, pourra survivre au désastre en se réfugiant dans une grotte (Fert Fintain) où il se transforme en saumon. Influence du récit biblique ? C’est possible, mais ce n’est pas forcé. Au Ve siècle avant notre ère, le grec Pindare, raconte comment les Hommes de l’âge du bronze, qui passaient leur temps à faire la guerre, sont détruits par un énorme raz-de-marée créé par Zeus. Il y a aussi une explication plus simple à la présence d’un déluge dans la création mythique de la Brière : les Briérons avaient tout simplement raison ! La Brière était bien une forêt durant l'âge du bronze qui a ensuite été submergée par la mer. Lorsque les gens extrayaient la tourbe, ils tombaient régulièrement sur des arbres fossilisés (les “mortas”).

 

  (Kourigans dans un marais, image générée par une I.A, "nightcafe")
 
  1. Le partage du monde
 

Toujours dans le Lebor Gabála Érenn, lorsque les Milésiens, ancêtres mythiques des irlandais venus d’Espagne, débarquèrent en Irlande ils durent affronter les “Tuatha Dé Danann”, c’est-à-dire les divinités. Après une guerre entre les deux camps et une tentative de partage de l'Irlande, les Tuatha Dé Danann ont été contraints de vivre sous terre à cause d'une ruse "juridique" des humains. Les tumulus sont, depuis, les portes entre leur monde et le nôtre. Il faut dire que les dieux l’ont un peu mauvaise contre les Hommes depuis ces événements. 

Il y a deux choses saisissantes ici, déjà, le récit briéron est très proche de celui du Lebor Gabála Érenn, la trame est identique ! Ensuite, ce récit mythique irlandais est singulier dans l’ensemble des cosmogonies. En effet, les mythologies où les divinités se retrouvent contraintes à vivre dans un endroit à cause des Humains sont assez rares (en fait, c'est souvent l'inverse !).  

Comme souvent, par la suite, le récit mythique a été démythologisé au fil des siècles : les Tuatha Dé Danann sont devenus de simples "daoine sí" (littéralement des "gens de l’autre monde") soit des fées ou lutins. Il y a fort à parier que les kourigans briérons cachent aussi des divinités plus anciennes.

 

 

Deux récits cousins ?

Rappelons les mythèmes communs entre croyances cosmogoniques briéronnes et irlandaises : Des géants belliqueux sont les premiers habitants / le Déluge / les êtres surnaturels et les Humains doivent se partager la terre, si à l'origine le partage devait être équitable, une roublardise des Hommes oblige les êtres surnaturels à vivre sous terre / Depuis cet épisode, les êtres surnaturels sont mus par une certaine rancœur / Les sites mégalithiques (et l'eau) restent des passages vers le monde d'en bas.

Certains motifs étant rare et les deux récits étant très proches, je ne pense pas que la proximité entre la cosmogonie briéronne et irlandaise médiévale soit due tout à fait au hasard. Aussi fragmentaire et tardive soit-elle, les croyances de Brière pourraient apporter un éclairage nouveau sur le texte irlandais.

 

 

Bibliographie :

Dréan Hervé, Êtres fantastiques autour de La Roche-Bernard, SB, 2020

Desmars Louis, Légendes archéologiques de l’arrondissement de Saint-Nazaire, Association bretonne, Vol. 36, 1924

Fleuriais (de la), Jeanne Torlec, Baudoin, 1836

Gregory Isabella, Gods and fighting men, Coole Edition, 1904

Gueriff Fernand, Brière de brumes et de rêves, Bellanger, 1979 

Lecouteux Claude, Les nains et les elfes au Moyen Âge, Imago, 2004

Lecouteux Claude, La mort, l'au-delà et les autres mondes au Moyen-Age, Imago, 2019

Quilgars Henri, Petites légendes locales, Revue des traditions populaires, 1899, n°5, p 277

Luçon Bertrand, Noms de lieux breton du pays nantais, Yoran embanner, 2917

Souvestre Emile, Les derniers paysans, 1, partie 3, "les bryerons et les saulniers", frères Michel Levy, 1850

Vince Alain, Briérons naguère, Coop Breizh 2006 

 

 

 

 

 

Unicorns, John Duncan, 1933

Unicorns, John Duncan, 1933

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commentaires

G
Sacré mélange qui fait la légende, entre l'âge de Bronze qui en cette époque ne connaissait pas le dieu unique et cette conséquence : le christianisme du 4 -ème siècle, et ensuite cette forêt engloutie par le delta de la Loire et la montée de l'océan puis son retrait créant ainsi nos espaces .....Intéressant. Voila comment on donne des explications aux éléments
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