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16 mars 2024 6 16 /03 /mars /2024 07:26

Il est souvent affirmé que l'Ankoù est une spécificité bretonne. Mais dans quelle mesure cela est-il vrai ? Ne pourrait-il pas avoir des cousins ou cousines ailleurs ? Prenons un peu de recul et explorons le thème de la charrette de la mort.

Dans l'ouest de la Haute-Bretagne, les thèmes du charigot de net, des cherigots, de la charrette de la nuit ou de la charrette de la mort étaient très répandus. Voici comment De Parscau du Plessix, à la fin du XIXe siècle, décrit ce phénomène collecté à Donges près de Saint-Nazaire :

Un véhicule dont la caisse, les quatre roues et le timon sont composées d'ossements humains. Il est traîné par trois carcasses de chevaux attelés en tandem : au milieu de cette voiture trône la mort, l'inéluctable mort.

Entendre cette terrible charrette remplie de défunts était un présage sinistre ! C'était sûr, quelqu'un allait mourir !

Un autre érudit nantais, Georges Ferronière (1875-1922), avait cartographié les zones où l'on croyait encore au charigot de la mort. Il en est résulté qu'elles se trouvaient toutes à l'ouest de la ligne Loth, soit l'ancienne frontière médiévale de la langue bretonne : pays de Coislin, alentours de la forêt du Gâvre, Mené, Poudouvre,... Bien que le terme "Ankoù" ne soit pas utilisé et que le meneur de cette charrette infernale soit généralement invisible, le lien avec la langue bretonne semble prégnant.

Certes, mais dans cette région de Bretagne, le chariot prend parfois des formes un peu différentes de celles décrites dans le livre classique d’Anatole ar Braz, La légende de la mort, publié en 1893 (collectés en Goëlo, Cornouaille et Trégor)... Parfois, il est tiré par des chiens. Souvent, il peut voler, attelé à des oiseaux. Il convient de noter que ce livre a établi une représentation stéréotypée de l'Ankoù et de sa charrette, alors que la tradition populaire était plus variée, même en Basse-Bretagne, comme en atteste cette description de l'Ankoù à Carnac par Zaccharie le Rouzic en 1912 : "Er (en) Ankeù apparaît parfois dans le ciel sous forme de gros nuage; on le reconnaît par ses cris aigus et par les bruits sinistres d'ossements s'entrechoquant"

 En fait, notre karrigell an Ankoù se confond peu à peu avec un autre grand mythe : celui de la chasse fantastique. Ces chasses volantes et inquiétantes, accompagnées de leur cortège d’âmes et menées par un être psychopompe, hantaient l’imaginaire d’une grande partie de l’Europe. À Redon, on connaissait le Chariot David (qui est aussi le nom d'un groupe d'étoiles dans la Grande-Ourse), tandis que le long de la façade atlantique, c’est la Chasse Arthur qui suscitait la crainte (idem), comme dans le pays de Châteaubriant. Sans oublier les chasses plus locales, telles que celle de Guéhennée de Trériolet à Nivillac, Chasse du roi David dans le Pays de Retz, de la Charrette Moulinoire à Saint-Cast et Quinténic, Chasse à l'Humaine dans le pays de Rennes, et bien d’autres encore. À Saint-Malo, on croyait que la Chasse Arthur tuait les animaux et les humains malheureux se trouvant sur son chemin. Hors de Bretagne, on parle de Chasse Hennequin, Chasse Galerie, Chasse SauvageChasse Maligne (zones d'Oïl), La Güeste (Cantabrie), Ehiztari beltza (Pays Basque), Wild Hunt (Angleterre)... Le leader déchu de ce triste cortège peut-être un roi, un seigneur, un personnage biblique ou une ancienne divinité. Dans les pays germanophones, c’est souvent l’ancien dieu Odin qui est à la tête de la chasse. En Grèce, c’est Artémis qui la dirige. 

 

Avec le motif de la chasse fantastique, nous entrons pleinement dans le folklore international, classé E501 dans l’index de Stith Thompson, un thème connu de l’Irlande à l’Inde. Il est attesté en Bretagne dès le 13ème siècle, comme en témoigne une anecdote de Walter Map, qui précise qu’en Petite Bretagne, on peut voir des cohortes de chevaliers et d’animaux fantomatiques passer la nuit. Car les chasses fantastiques mêlent souvent âmes en peine et animaux. Dans la forêt du Gâvre, le Mau Piqueur guide les âmes des damnés tout en étant maître des animaux.

Ce mythe possède également une version chrétienne, celle du « Diable et son train ». Bien qu'aujourd'hui surtout connue en tant qu'expression idiomatique, elle était un thème important au Moyen Âge. Tous les éléments y sont présents : le vacarme, le chariot, le cortège d’âmes en peine, les animaux. Cependant, dans le récit chrétien, un élément clé de l'histoire est modifié : le diable n'est pas contraint de conduire la cohorte, contrairement à l'Ankoù, l'ouvrier de la mort et dernier mort de l’année, ou à la plupart des autres meneurs qui subissent ces retours sur terre.

En résumé, on retrouve d'abord le bruit, suivi d'un être fantastique revenu de l'autre monde, chasseur d’âmes, généralement monté sur un cheval ou dans un char, qui conduit les fantômes dans la nuit. Le voir ne peut être que mauvais présage. Voici en quelque sorte l'ossature du récit commun, le « proto-mythe », si vous voulez, à partir duquel toutes ces histoires, dans lesquelles l’Ankoù et sa karrigell s'inscrivent naturellement.

Il s'agit en quelque sorte d'une forme locale d'un mythe international. Mais ce n'est là qu'un aspect de l'Ankoù, car l'ouvrier de la mort possède de nombreuses facettes, mais ceci est une autre histoire.

Le mythe, quant à lui, voyage et s'adapte. La Chasse Gallerie des pays d'Oïl a traversé l’océan, où le char volant est devenu un canoë dont le maître est le Diable, devenant ainsi la légende la plus populaire du Québec. Autre exemple, il est fort probable que les versions anglo-saxonnes de la Chasse fantastique, après avoir également traversé l’Atlantique, ont inspiré certains éléments d'un mythe encore bien vivant : le Père Noël... Vous savez, ce vieux monsieur étrange qui vole la nuit dans un bruit de clochettes, dans un chariot tiré par des rennes, accompagné de son cortège de lutins et de croquemitaines. L’Ankoù et le Père Noël seraient-ils des cousins éloignés ? Pratchett et Burton semblent avoir eu une intuition visionnaire ! HO HO HO !

Claude Lecouteux, expert en littérature médiévale et professeur à la Sorbonne, s'est lancé dans une exploration de la croyance en la Chasse fantastique en remontant jusqu'à l'époque pré-chrétienne. Comparez nos récits bretons avec ce passage de la saga islandaise des Habitants du Val de Svörfud, écrite vers 1300 :

"J'ai vu mon cousin Klaufi sur un cheval gris, il traversait les airs, tirant un traîneau sur lequel j'ai cru me reconnaître," répondit Karl. "On entendit alors la voix de Klaufi qui disait : « Cousin Karl ! Tu me rejoindras ce soir ». Le même jour, Karl tomba sous les coups de Skidi et de ses hommes."

Selon l'auteur, c’est dans la Saga de Snorri le Godi, écrite en 1230 toujours en Islande, que nous pouvons toucher du doigt l'une des origines probables de cet ensemble de croyances. L’histoire raconte les déboires de Thorolf l’Estropié, un homme déjà mauvais de son vivant. Devenu fantôme, il tua de nombreuses personnes et animaux dans la région. Chaque meurtre grossissait les rangs des fantômes. Les morts se réunissent alors sous la direction de Thorolf, celui qui les avait fait périr, et hantaient la contrée le soir, de manière cyclique, surtout pendant l’hiver.

Ce type de récit est alimenté par la croyance médiévale selon laquelle la mort était contagieuse (parfois à juste titre !). La mort appelle la mort. Autour d'un mort originel pouvaient alors se regrouper des revenants et former une cohorte fantomatique et néfaste. À partir de cette ancienne idée de base, nous pouvons suivre bien des ramifications, et certaines sont encore très populaires aujourd'hui : des vampires aux zombies, en passant par le jeu vidéo The Witcher 3 : Wild Hunt.

Revenons maintenant à la Bretagne. Anatole le Braz rapporte que, selon la croyance populaire, l’Ankoù était considéré comme le premier mort de l’année. En tant qu’ouvrier de la mort, il ou elle avait pour mission de charger sa charrette morbide des âmes de sa paroisse pendant une année entière. L’Ankoù incarnait donc constamment ce rôle de mort primordial et pandémique, attirant à lui les âmes des défunts susceptibles de hanter les nuits bretonnes.

Il semble que l’Ankoù actuel soit un mélange entre cette ancienne croyance en une mort contagieuse et ses cohortes de revenants, ainsi que le motif de la Faucheuse, apparu d'abord en Italie et devenu très populaire en Europe à la fin du Moyen Âge. Ces deux thèmes coexistent dans la figure de l’Ankoù, avec quelques paradoxes (l’Ankoù frappe à toute heure, mais apparaît la nuit ; il semble à la fois unique et multiple, anonyme et individualisé,...).

Pour répondre à la question initiale, "l’Ankoù a-t-il des cousins ou des cousines ?", nous pouvons affirmer qu'il en a beaucoup : du Père Noël à Dracula, en passant par la Faucheuse. Cependant, à partir de croyances communes à une grande partie du vieux monde, les croyances bretonnes ont évolué de manière singulière pour former la figure complexe de l’Ankoù.

 

Bibliographie :
Giraudon Daniel, Sur les chemins de l'Ankoù, Yoran Embanner, 2012
Le Braz Anatole, La légende de la mort, Champion, 1893
De Parscau du Plessix, Contes et croyances populaires de la Brière, 1910
Lecouteux Claude, Fantomes et revenants au Moyen Age, Imago, 1989
Lecouteux Claude, Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au Moyen Age, Imago, 1999                        Borel Bertrand, Les chasses fantastiques en France (1848-1948) : entre récits folkloriques et violences cynégétiques, Master U.B.O, 2019

 

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commentaires

M
plusieurs légendes // par ici : <br /> https://www.mondelegendaire.com/recherche/?recherche=chasse+fantastique
Répondre
M
Merci beaucoup !!

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